PROGRAMME DE L’INTERACTIONISME LOGIQUE
samedi 28 février 2004
Le formalisme qui prédomina à partir du "tournant linguistique", dès la fin du XIXème siècle et durant la première moitié du XXème siècle, rêvait d’une possible objectivation de la rationalité dans le discours normé ("paradigme des preuves-comme-discours"). Accomplissant l’expulsion de la subjectivité au profit des formes objectives du discours, le formalisme (D.Hilbert) y chercha de quoi couper court à la question ontologique et ses prolongements métaphysiques représentationalistes (contentualisme de G.Frege). C’est donc très naturellement que l’incertitude puis la faillite du "programme de Hilbert", tout en laissant prospérer la réaction subjectiviste (Brouwer), restaurèrent dans ses droits la question ontologique en mathématiques et la réponse apportée par le réalisme conceptuel ensembliste (K.Gödel).
La formalisation de la logique intuitionniste intervenue ultérieurement permit de démàªler par la suite deux aspects de l’intuitionnisme brouwerien : son anti-formalisme et son constructivisme. En ramenant ce dernier dans le giron du paradigme des preuves-comme-discours o๠son investigation mathématique devenait possible (Heyting, Gödel), elle neutralisa le subjectivisme originel des positions intuitionnistes. Sur ce socle, le lancement progressif d’une investigation mathématique (non plus de la discursivité démonstrative, mais) de la dynamique rationnelle (dynamique de l’heuristique, dynamique de l’élimination de l’abstrait dans les preuves ; D.Prawitz, G.Kreisel) dans la lignée des travaux visionnaires de G. Gentzen, fit émerger à partir des années 1970 un nouveau "paradigme", le paradigme des "preuves-comme-programmes" (correspondance dite de "Curry-Howard" entre élimination des détours par la sur-complexité dans les preuves et processus de calcul, correspondance initialement repérée dans un cadre restreint, mais progressivement généralisée à des pans toujours plus larges des mathématiques - J-Y. Girard, J-L. Krivine, N. De Bruijn, P. Martin-Là¶f, P. Aczel ...).
Au plan philosophique, cette reformulation complète de la question logique a d’une part confirmé la rupture qu’avait accomplie le constructivisme avec ses origines subjectivistes (la logique vise désormais une objectivisation de la dynamique rationnelle comme processus d’évaluation), d’autre part débouché sur une reformulation parallèle de la question ontologique, l’ontologie réaliste "ensembliste" se voyant remplacée par une ontologie "opérationnelle". Ici, l’être d’une fonction n’est pas son extension, mais l’ensemble des évaluations qu’elle détermine (son être, c’est son agir), évaluations dont les invariants éventuels sont seconds.
Cette ontologie opérationnelle fut approchée, dans un premier temps, au travers des premiers outils canoniques (lambda-calcul) des théories du calcul nées avec les premiers pas de l’informatique théorique.
La logique qui, dans l’ancien paradigme apparaissait en somme comme la "police du discours rationnel correct", apparut désormais comme une "police de l’évaluation", comme l’outil de domestication (typage) de processus a priori indéterminés ou, pour ainsi dire, "sauvages".
Dans ce cadre, l’être calculatoire, certes appréhendé dans sa nature processuelle (même si ses invariants restent décrits dans un cadre ensembliste - sémantique dénotationnelle - ou catégorique), demeure toutefois postérieur, second, eu égard aux normes procédurales auxquelles l’évaluation doit se conformer. Ces normes déterminent donc son existence nécessaire en tant qu’être mathématique autonome et singulier. En termes philosophiques, on peut donc dire qu’en définitive l’opérationalisme ne suffit pas pour neutraliser le réalisme ontologique, ainsi restauré sous la forme d’un "réalisme" de l’être dynamique, dont l’essence reste produite par la norme.
Tout en assumant une ontologie de type opérationnel, la philosophie interactionniste de la rationalité va ici plus loin. Quand l’évaluation est processus interactionnel (sémantique des jeux - M.Hyland and others -, ludique - JY Girard), le logique cesse d’être norme extérieure surimposée et transcendante, pour devenir condition émergente de l’interaction procédurale. La règle logique n’est plus norme respectée, mais solution "géométrique" au problème du dialogue entre processus, effet engendré par les phénomènes d’interaction. Dans la relation de l’être calculatoire aux procédures interactionnelles qui avèrent son existence, le rapport d’antériorité est donc inversé (existentialisme interactionnaliste).
Les caractérisations récentes de la naturalité de certaines classes de complexité (engendrement purement logique de classes de complexité calculatoires - "complexité implicite" qu’on pourrait aussi bien appeler "immanente" - logique du temps linéaire, polynomial, élémentaire etc) sont symptomatiques de ce retournement. Plus généralement, on voit ce dernier à l’oeuvre dans ce qu’on a pu appeler le "tournant géométrique" (S. Tronçon), ce par quoi on désigne non simplement l’abandon des représentations discursives des preuves (comme discours) au profit de formes proprement géométriques (réseaux de preuves, réseaux d’interaction), mais surtout la reformulation de l’approche de l’évaluation calculatoire en termes de propriétés générales de l’interaction (symétrie, polarisation, immanence etc), dégagée des aspects contingents et atomistes du codage et de la discursivité.
Au plan épistémologique, l’interactionisme logique trace des liens de la logique vers d’autres champs disciplinaires : vers la physique (centralité du sujet et de l’anti-réalisme dans le cadre de la physique moderne et contemporaine, au travers des prises en compte de la complexité de l’observation et de la mesure, de son infaisabilité pratique voire de son impossibilité radicale ; interaction quantique - JY. Girard), vers les approches expérimentales de la cognition (dans l’organisation du vivant, y compris dans ses aspects cognitifs, l’atomisme est sans pertinence : la complexité, immanente, n’est jamais le produit de la composition du simple, G. Longo), vers la biologie (protocoles d’interaction communicationnelle à tous les niveaux de l’organisation biologique et notamment au niveau cellulaire, V. Danos et al.).
Le groupe LIGC regroupe des philosophes et des scientifiques de ces horizons divers, rassemblés dans une réflexion philosophique commune sur l’impact de ces métamorphoses récentes de la logique dans le contexte de son dialogue avec l’informatique théorique. Il promeut une analyse critique des points de vue "réalistes" prédominants en philosophie de la logique, en philosophie des sciences et dans les approches logiques de la cognition, au profit d’une philosophie interactionniste de la rationalité.
JB Joinet, 28/02/04
Pour en savoir plus :
Jean-Yves Girard, La logique comme géométrie du cognitif, in "Logique, dynamique et cognition", sous la direction de J.-B. Joinet, collection "Logique, langage, sciences, philosophie", Publications de la Sorbonne, Paris, septembre 2007, p. 13 - 29.
Voir ici l’article au format html
Giuseppe Longo, From exact sciences to life phenomena : following Schrödinger on Programs, Life and Causality (document joint) et Projet de l’équipe "Complexité et information morphologiques" (CIM, Longo)
Jean-Baptiste Joinet, Proofs, Reasonning and the Metamorphosis of Logic (2001, manuscrit, à paraître en 2007).
Voir ici l’article au format pdf
Jean-Baptiste Joinet (dir.), Logique, dynamique, cognition, collection "Logique, langage, sciences, philosophie", Publications de la Sorbonne, Paris, septembre 2007
(Concluding lecture at "From Type Theory to Morphological Complexity : A Colloquium in Honor of Giuseppe Longo")
Jean-Baptiste Joinet, Proofs, Reasonning and the Metamorphosis of Logic (2001, manuscrit, à paraître en 2007). (l’article au format pdf)
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